Les limites du mouvement : à l’intérieur du plan humain de Figure
1. Le choc du mouvement
Du premier vol contrôlé au premier transistor, de la fission de l’atome au séquençage du génome, chaque époque connaît un moment où la connaissance acquiert un corps.
La démonstration du robot humanoïde de Figure s’inscrit dans cette lignée — non pas comme une curiosité de laboratoire, mais comme l’apparition publique de décennies de recherche en robotique, en contrôle et en intelligence artificielle.
Ses mouvements sont d’une fluidité troublante : la tête s’incline, les mains se tendent, le torse ajuste son équilibre avec une précision silencieuse.
C’est stupéfiant : un morceau de mathématiques abstraites soudain animé.
Derrière cette grâce se cache une architecture d’une précision remarquable.
Déposé en février 2025 et publié en août de la même année, le brevet WO 2025179236 A1 — Humanoid Robot with Advanced Kinematics de Figure AI est l’un des plus détaillés jamais consacrés à un humanoïde.
2. Anatomie d’un corps artificiel
Le brevet décrit un robot humanoïde doté de 62 degrés de liberté et de 42 actionneurs électriques — sans hydraulique, sans pneumatique, sans câbles.
Chaque actionneur est un module autonome combinant moteur, réducteur, encodeur et capteur de couple.
Ils sont organisés en sept familles standardisées, ne variant que par leur couple ou leur géométrie, afin de permettre une fabrication modulaire du corps entier.
Plus de 70 % de ces actionneurs sont concentrés au-dessus de l’axe de rotation du torse : un choix qui traduit une priorité claire — la dextérité et la manipulation plutôt que la vitesse ou le saut.
Chaque bras comporte sept articulations rotatives, chaque jambe six, la tête trois.
Les mains, elles, sont animées par une constellation de micro-actionneurs intégrés dans la paume, donnant à chaque doigt un mouvement et un retour de force indépendants.
Les schémas du brevet montrent un actionneur de torsion du torse au niveau de la taille ; une paire d’actionneurs de flexion permettant l’inclinaison avant et la courbure subtile de la colonne ; des articulations d’épaule dont le premier axe (J1) est incliné de 10 à 20 ° vers le haut et vers l’arrière, afin d’éloigner les singularités de la zone de travail ; des hanches et jambes reprenant ce décalage pour assurer la stabilité de la marche ; enfin, des groupes d’actionneurs regroupés près du centre de masse afin de réduire la dépense énergétique et d’améliorer l’équilibre.
C’est une architecture pensée pour la symétrie, la réutilisation mécanique et la stabilité du contrôle.
Aucun tuyau hydraulique, aucun câble Bowden : seulement le couple électrique et la géométrie.
3. Le brevet en mouvement
Ce qui rend la démonstration de Figure extraordinaire, c’est qu’on y voit ces principes à l’œuvre.
Les axes de lacet et de roulis des épaules permettent aux bras de décrire des arcs plus larges que le torse lui-même — exactement ce que visait le joint incliné J1.
Les transitions bras-torse sont d’une fluidité parfaite, sans moteur ni courroie apparente ; le brevet précisait justement que la majorité des actionneurs sont « contenus à l’intérieur de la surface externe du torse ».
Lorsque le robot tourne la tête et ajuste sa posture, on devine l’assemblage cervical à trois axes (lacet, tangage, roulis) décrit dans le brevet complémentaire « head and neck assembly » (WO 2025165619 A1).
La torsion du buste est subtile mais indéniable — exactement à la hauteur de l’actionneur de rotation centrale.
Et lorsqu’il se penche pour atteindre un objet, la chaîne cinématique des jambes compense instantanément par un couple opposé à la cheville et à la hanche : une illustration parfaite de la cinématique inverse évoquée dans le texte.
Même les micro-mouvements des doigts — ces fermetures et relâchements légers — reflètent l’idée d’un actionneur local doté de capteurs intégrés.
Aucune gaine, aucun tube pneumatique : seulement une articulation mécatronique d’une propreté remarquable.
En somme, la vidéo constitue la preuve conceptuelle du document : une manifestation visuelle de la géométrie décrite dans le brevet et du design d’actionneurs intégrés de Figure.
4. Quand le mouvement rencontre la friction
Même la plus belle symphonie mécanique se heurte à la physique.
Les limites thermiques hantent les actionneurs électriques compacts : chaque levée de charge, chaque pas produit plus de chaleur que le carter ne peut en dissiper.
L’usure des engrenages introduit du jeu ; quelques microns de tolérance suffisent à troubler la précision.
Le contrôle exige la coordination de 62 degrés de liberté à une fréquence de l’ordre du kilohertz — une orchestration computationnelle extrême.
L’énergie, elle, reste implacable : un robot de cette taille consomme des centaines de watts pour rester debout et plusieurs kilowatts pour agir.
Même une grande batterie lithium n’offre guère plus d’une heure d’autonomie.
Autour de ces contraintes physiques gravitent d’autres réalités : maintenance, redondance de sécurité, certification et coût.
Chaque actionneur sur mesure vaut plusieurs centaines de dollars ; multiplié par quarante-deux, le rêve d’un humanoïde « au prix d’une voiture » s’éloigne.
La chaleur, le coût et la conformité réglementaire forment un triangle qu’aucune entreprise n’a encore brisé.
5. Une intelligence ambitieuse
Figure ne présente pas son robot comme un simple exploit mécanique : il revendique aussi un esprit.
L’entreprise appelle son système central Helix, un modèle Vision-Langage-Action (VLA) qui unifie perception, raisonnement et contrôle (figure.ai).
Selon la société, Helix permet au robot d’évoluer dans des environnements imprévisibles, d’interpréter les commandes vocales et d’adapter son comportement en temps réel.
Les documents publics décrivent deux couches de contrôle : une politique motrice rapide générant des signaux continus vers les articulations à environ 200 Hz (doigts, poignets, torse) et une couche de planification plus lente (7–9 Hz) chargée du raisonnement et de la séquence des tâches (decrypt.co).
Figure a également montré plusieurs robots collaborant entre eux — par exemple en rangeant des provisions sur une étagère (YouTube) — et annonce que son usine « BotQ » intègre des robots contrôlés par Helix pour participer à leur propre fabrication (figure.ai/news/botq).
Dans la vidéo actuelle, on perçoit les traces de cette intelligence : la coordination du torse, des bras et des doigts ; l’absence de saccades ; la sensation de retour en boucle continue lorsque le robot atteint une cible puis se stabilise.
Ces gestes suggèrent une politique unifiée englobant perception et action — un premier signe de raisonnement incarné.
Pourtant, les preuves publiques demeurent partielles.
La démonstration ne montre pas encore de compréhension linguistique, de re-planification spontanée dans un environnement encombré, ni d’apprentissage sans exemple préalable.
Helix existe peut-être bel et bien comme Figure le décrit — un véritable modèle VLA reliant vision, langage et contrôle — mais tant qu’il n’évoluera pas librement dans des conditions non contraintes, il restera une promesse en mouvement plus qu’une preuve accomplie.
6. Conclusion
Le brevet témoigne d’une maîtrise technique exceptionnelle : un corps mécatronique conçu pour la symétrie, la modularité et la précision.
Et avec Helix, Figure tente désormais de franchir la dernière frontière — celle où le mouvement devient intention.
Le cadre est en place, les articulations fonctionnent, le langage commence à s’y greffer : reste à voir jusqu’où la conscience d’action peut aller.
Nous attendons désormais les prochaines démonstrations publiques, celles où les robots de Figure travailleront face à de vrais clients, dans des contextes réels.
C’est là, et seulement là, que nous verrons si la promesse de Figure — un corps qui pense et agit — est en train de se réaliser.